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Un modèle global de précarisation généralisée ?

Toscane, Italie, 1er Décembre 2013. Un incendie ravage un atelier de confection dans la ville de Prato. Sept employés sont tués. Tous chinois. La Toscane accueillerait ainsi plusieurs milliers d’ateliers de confection détenus par des entrepreneurs chinois, occupant entre 40.000 et 50.000 travailleurs chinois.

S’il y a belle lurette que le gros de l’industrie de la confection a quitté nos contrées pour s’installer dans des pays à bas salaires et moins regardants sur les normes sociales, fiscales ou environnementales, la délocalisation n’est pas un événement ponctuel mais bien un mouvement permanent, parfaitement intégré dans les politiques d’approvisionnement des marques et enseignes d’habillement. Elle constitue une épée de Damoclès rendant extrêmement difficile l’obtention d’acquis sociaux pour les travailleurs et menaçant tout progrès obtenu de longue lutte.


Notes

  1. R. Saviano, Gomorra - Dans l'empire de la camorra [« Gomorra. Viaggio nell'impero economico e nel sogno di dominio della camorra »], Gallimard,‎ 2007.
  2. Abiti Puliti, Can you earn a living wage in fashion in Italy, 2014, p.20 http://www.achact.be/upload/files/rapports/Rapport_2015_01_Italie.pdf.

Glossaire

  • Economie informelle : Une grande partie des 30 millions de travailleurs de la confection dans le monde, relèvent de l’économie informelle. L’économie informelle englobe toutes les activités rémunérées – emploi indépendant et travail salarié – qui ne sont pas reconnues, réglementées ou protégées par les cadres juridiques ou réglementaires existants. Les travailleurs de l’économie informelle très souvent
  • Zones franches d’exportation : Les zones franches d’exportation (ZFE) sont des zones géographiques – d’enclaves limitées à une usine jusqu’à des espaces de la taille d’une province par exemple - qui ont pour but d’attirer des entreprises exportatrices en leur offrant des avantages fiscaux, tarifaires et réglementaires, ainsi que souvent des dérogations à la législation du travail et aux droits sociaux. Ce sont des zones dans lesquelles des produits importés subissent une transformation avant d’être réexportés.
  • Entraves au syndicalisme : L’économie informelle et la précarité de la relation de travail, ainsi que les horaires longs et éprouvants empêchent de facto les travailleurs de s’organiser. La reconnaissance du droit des travailleurs à se syndiquer et à négocier collectivement n’est par ailleurs pas acquise partout. Beaucoup de pays n’ont pas signé ou ne respectent pas les conventions internationales de l’OIT en ce sens (C87 et C98). Même s’il est reconnu dans la loi nationale, le droit de s’organiser en syndicat est souvent interdit dans les ZFE et souvent réprimé ou entravé dans les entreprises concernées. Les migrants sont généralement privés d’une série de droits, notamment, quand il existe, de celui de se syndiquer. Et quand il n’est pas formellement interdit, les syndicats ne leur accordent pas assez de place.

Beaucoup de nos représentations classiques de l’économie internationale doivent être remises en question. Elles continuent en effet à reposer fondamentalement sur une division du monde entre d’un côté des pays au départ « naturellement » pauvres et sous-développés et de l’autre des pays riches et développés. Dans ce contexte, des entreprises dont le centre de décision se situerait en Occident, dirigeraient des filiales dispersées dans le monde en fonction des coûts, des spécialisations et des marchés. Elles feraient produire des biens à bas prix au Sud et à l’Est et alimenteraient un marché de consommateurs le plus souvent au Nord et à l’Ouest. Tout cela évoluerait progressivement vers un enrichissement général profitable à tous.

Mais, à part certaines localisations géographiques de matières premières, il n’y a rien de « naturel » dans tout cela. La présence par exemple d’une main-d’œuvre abondante et bon marché dans certains pays du Sud, et la supériorité des économies du Nord a été construite par l’histoire et ses acteurs dominants. Un simple exemple pour le secteur qui nous occupe : aux 18 et 19ème siècles, les Indes (dont notamment l’actuel Bangladesh) exportaient des produits textiles d’excellente qualité vers l’Europe – notamment en Angleterre – qui était largement déficitaire en la matière. L’empire anglais des Indes a détruit délibérément, tant par des moyens politiques et militaires qu’administratifs et tarifaires, le secteur manufacturier textile indien au profit des fabriques anglaises. Il a agi comme cela aussi en Irlande, détruisant la concurrence lainière de son voisin immédiat et s’appropriant ses terres. Tout ceci nous montre que la géographie et les pauvretés soi-disant « naturelles » n’expliquent guère le cours des choses. Et qu’en outre, le système n’évolue pas spontanément vers une amélioration pour tous.

Au contraire, pour entretenir un niveau de profit élevé, les grands acteurs de l’économie de marché capitaliste ont tendance non seulement à profiter des inégalités existantes en déplaçant leurs productions vers les zones où les coûts sont les plus bas, mais à agir pour perpétuer ou recréer en permanence ces inégalités. C’est ce qui se passe avec le développement d’une organisation de la production en filière de sous-traitance, particulièrement poussée et emblématique dans le secteur de la confection.

Créer et entretenir la précarité

La confection de vêtements ne nécessite qu’une mécanisation légère et repose essentiellement sur l’emploi de nombreux travailleurs (surtout des femmes) employés pour la réalisation de produits relativement peu sophistiqués. Ces caractéristiques font de la confection un secteur industriel pionnier pour le développement économique des pays où cette main d’œuvre est disponible. Elles entrainent concomitamment une très forte concurrence qui contribue à y maintenir des coûts de main-d’œuvre très bas. D’autres mécanismes et phénomènes, actionnés ou favorisés tantôt par les gouvernements tantôt par les entreprises, jouent en ce sens, créant ou entretenant la précarité. Parmi ceux-ci :

  • La précarisation de la relation de travail : généralisation des contrats de très court terme et du recours à des agences de travail intérimaire pour des postes permanents, travail sans contrat, travail clandestin, travail à domicile, toute forme de travail atypique qui diminue les coûts de main-d’œuvre, mais aussi isole le travailleur, accroît sa dépendance, empêche la continuité de la relation de travail. Le travail « informel » est majoritaire dans certaines zones et villes, voire certains pays, comme en Turquie ou en Inde par exemple.
  • Les entraves ou les interdictions faites aux travailleurs de s’organiser en syndicats, et de participer à des négociations collectives. (ex. Chine)
  • La création de zones territoriales spéciales ou zones franches où le droit du travail ne s’applique pas. (ex. Sri Lanka et Bangladesh)
  • Le maintien des inégalités et des discriminations entre hommes et femmes qui empêchent les femmes d’accéder à des métiers ou des postes plus rémunérateurs, de disposer de temps pour se former ou participer à des activités syndicales.
  • La migration interne, organisée ou spontanée, phénomène commun à tous les pays producteurs, qui amène des campagnes vers les villes une main-d’œuvre qui parfois ne jouit pas des mêmes droits que les résidents (ex. Chine), et dont le déracinement, dans un premier temps en tout cas, génère une vulnérabilité sociale.
  • L’utilisation de migrants d’autres pays, souvent privés des droits réservés aux nationaux, dont la disponibilité sur le marché du travail menace les droits acquis. (ex. Turquie, Malaisie, ou Thaïlande)
  • Les modes d’exploitation supplémentaires qui touchent les migrants : confiscation de papiers, paiement de droits exorbitants à des agences de recrutement, endettement et dépendance, criminalité organisée de trafic d’êtres humains, quasi impossibilité d’agir en justice.
  • Le parapluie qu’offrent des régimes politiques dictatoriaux ou autoritaires et donc l’absence d’un réel Etat de droit qui permette de sanctionner les irrégularités notamment en matière sociale et de travail. (ex. Birmanie ou Géorgie)
  • Les pressions et les menaces permanentes de délocalisation. Ainsi par exemple en 2007 en Chine, lorsqu’ il fut question d’exiger de toute entreprise des contrats de travail écrit, de limiter le recours à des contrats à durée déterminée, de limiter tous les types de précarité, les  chambres de commerce américaine, européenne, de Hong-Kong, du japon et d’autres pays encore, auxquelles se sont jointes des organisations d’employeurs chinois, ont mené auprès du gouvernement chinois une offensive très vigoureuse contre ce projet, assortie de menaces de fermeture d’usines et de délocalisations. Cela a amené Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération Syndicale Internationale, la CSI, à déclarer à plusieurs reprises que « dans la mondialisation d’aujourd’hui, la chambre de commerce américaine, était l’ennemi numéro 1. »

Tout cela dans une filière de sous-traitance organisée qui empêche la relation directe avec l’ « employeur réel », celui qui détient le plus de pouvoir dans la filière : la marque ou le distributeur (voir notre premier débat « Qui est responsable et pourquoi sont-ils morts ? »).

Un modèle global

Que ce soit via l’économie informelle, via les zones franches d’exportation ou via la migration, qui caractérisent ensemble le secteur de la confection, le travail y est marqué par la précarité, c'est-à-dire un emploi non permanent, indirect, informel ou généralement incertain. Lorsqu’il y a embauche formelle, il s’agit souvent de contrats de travail temporaires, d’embauches par des bureaux de placements ou des courtiers de main-d’œuvre et dans le cadre de la sous-traitance, de contrats individuels passés avec des travailleurs « indépendants », de recours abusif à l’apprentissage, aux stages et autres programmes du même ordre.

Les mécanismes de précarisation n’ont pas une vocation éternelle à toujours s’appliquer dans les mêmes zones. Ils seront plus effectifs là où le droit du travail, les organisations de travailleurs et les institutions démocratiques ne sont pas suffisamment puissants et protecteurs. C’est notamment ce qui s’est passé récemment en Europe centrale et orientale. D’une situation de dictature politique communiste, on est passé à une situation de capitalisme sauvage où le droit du travail reste très insuffisant.

Ainsi, dans certains pays du voisinage européen, comme l’Ukraine et la Géorgie, ou même dans des Etats membres de l’Union Européenne, comme la Bulgarie, la Roumanie, ou la Slovaquie, les salaires dans la confection sont inférieurs aux salaires pratiqués en Chine, en Indonésie ou en Malaisie par exemple, et sont de toute façon de très loin inférieurs, comme en Asie, à ce qui est nécessaire pour assurer un minimum vital. (voir notre futur article sur le salaire vital)

Même au cœur de l’Europe historique existent et se développent des poches de précarisation utilisées par la filière vêtement. C’est le cas en Italie, par exemple en Toscane, à Prato, déjà ancien centre de production textile italien (l’Italie est la deuxième place du commerce mondial de vêtements, derrière la Chine).

Des filières de production chinoises s’y sont installées dans les années nonante. Cette installation permettait à la fois de contourner les quotas internationaux, exporter des travailleurs mis au chômage en Chine, via des réseaux illégaux dans lesquels des mafias ont un rôle important, les faire travailler dans des conditions illégales procurant un avantage compétitif imbattable en Italie, avoir une tête de pont en Europe pour importer de la matière première textile de Chine et faire des produits finis portant le label « made in Italy ». S’est ainsi développée une véritable filière économique où le travail semi-clandestin prolifère dans des ateliers non contrôlés. Les pouvoirs publics sont restés longtemps soit inactifs, soit impuissants, soit dépassés - les inspections ne pouvant suivre la prolifération et la rotation des ateliers - soit complices.

Avant d’être en partie régularisés, ces circuits utilisent des réseaux mafieux pour le passage des travailleurs, et même pour certaines importations de matières premières, comme Roberto Saviano l’a montré, mettant en évidence le contrôle d’une partie du port de Naples par des mafias chinoises (ceci servant aussi aux circuits des produits de contrefaçon).

Mais cette filière d’« offre » n’existerait pas sans une « demande » émanant de producteurs à la recherche de sous-traitants bon marchés et directement ou indirectement de grossistes, de marques et d’enseignes d’habillement. Parmi d’autres acheteurs venant d’Europe, du Proche-Orient, d'Afrique, ou d'Amérique du Sud , les marques de luxe telles qu’Armani, Ferré, Valentino, Versace et Max Mara y trouvent un approvisionnement très rapide, flexible et bon marché.

Certaines de ces nombreuses PME chinoises, sous-traitant pour des producteurs, sont devenues des fournisseurs de première ligne ayant pignon sur rue et pouvant, à terme, rivaliser avec des enseignes européennes. Certaines délocalisent même vers l’Europe Orientale. En Chine aussi d’ailleurs, de puissants sous-traitants sont devenus aussi des firmes de premier rang, livrant le marché local, et le marché asiatique. Il n’est pas dit que la filière mondiale du vêtement reste éternellement dominée par les mêmes acteurs.

Mais si les acteurs changent, les pratiques restent les mêmes. Ainsi des businessmen chinois et pakistanais du cuir, jouant toujours sur la migration et la vulnérabilité, utilisent de nombreux travailleurs sénégalais en Italie, comme des turcs utilisent des russes, des ukrainiens et maintenant des migrants ou illégaux syriens en Turquie.

Les zones de production et de consommation et l’organisation des entreprises et des acteurs évoluent vers une sorte d’économie « d’archipel ». Nous pouvons trouver des lieux d’intense exploitation et de précarité du travail dans les pays riches et des lieux émergents de consommation, de croissance, d’accumulation, de développements technologiques dans des pays dits pauvres. Les entreprises transnationales sont à la pointe dans ces processus. Et la filière mondiale du vêtement y participe à sa façon et depuis longtemps déjà.

Combattre la précarisation

Lutter contre la précarisation, consiste d’abord à renforcer les travailleuses et les travailleurs pour qu’ils puissent défendre leurs droits. Pour cela il faut réaffirmer et faire valoir le droit des travailleurs à s’organiser en syndicats et à négocier collectivement (voir le débat n°8 sur les nouvelles solidarités, à venir). C’est un premier point. Mais on raterait sans doute le coche si on laissait de côté deux dimensions incontournables du travail dans l’habillement : femmes et migrants y constituent la majorité des travailleurs. Les syndicats doivent interroger leurs propres pratiques en la matière. Comment rendent-ils possible la participation des femmes, leur formation ? Comment tiennent-ils compte de la double journée de travail à laquelle la plupart d’entre elles sont contraintes ? Comment luttent-ils contre le machisme en leur sein ? Comment soutenir les droits légitimes des migrants ? Quelle solidarité avec les illégaux ? Autant de questions qui nécessitent de nouer des réseaux entre syndicats, organisations de femmes et de migrants pour mener les actions les plus justes.

Combattre la précarisation passe aussi par des mesures macroéconomiques telles que la mise en place de politiques commerciales et de standards commerciaux qui exigent un niveau minimum de respect des droits de l’Homme et des travailleurs.

Utiliser les politiques commerciales pour généraliser le travail décent

Le commerce des vêtements est facilité par le système de préférences généralisées (SPG) ou par des accords commerciaux bilatéraux. Dans la plupart de ces accords, tout comme dans le statut du SPG « tout sauf les armes », l’Union Européenne a inclus des clauses pour garantir le respect des conventions fondamentales de l’Organisation Internationale du Travail, dans la législation et dans la pratique. Or, ces droits sont largement bafoués dans la plupart des pays de production de vêtements.

Pour que ces conditions soient prises au sérieux, elles doivent faire l’objet de plans d’action fondés sur des objectifs et des échéances clairs et assortis de sanctions commerciales. C’est ce que, au lendemain de l’effondrement du Rana Plaza, la Commission Européenne a tenté une première fois à travers le « Pacte de soutenabilité » avec le Bangladesh, afin d’améliorer le respect de la liberté d’association des travailleurs dans l’industrie de l’habillement de ce pays. De telles initiatives pourraient être utilisées avec d’autres pays tels que le Cambodge et éventuellement élargies à l’exercice d’autres droits fondamentaux.

Des normes de produit pour le respect des droits des travailleurs

Pour commercialiser des produits sur le marché unique européen, les entreprises doivent déjà répondre à une série de normes de produits, notamment pour garantir la sécurité des consommateurs. Pourquoi ne pas utiliser cet outil puissant pour n’autoriser sur le marché européen que la commercialisation de vêtements porteurs de la garantie qu’ils ont été fabriqués dans le respect des droits humains et des travailleurs tels que définis par l’Organisation internationale du travail ? L’autorité publique définirait les normes ainsi que les preuves à fournir tandis que la charge de la preuve reposerait sur les producteurs, importateurs et distributeurs qui auraient la responsabilité d’assumer les réparations nécessaires en cas de constat contraire. La charge de travail supplémentaire que cela représenterait pour les entreprises ne constituerait pas un poids sur la compétitivité puisqu’elle pèserait sans distinction sur toute entreprise souhaitant vendre sur le marché européen, premier marché de consommation au monde.