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Syndicalisme et nouvelles solidarités : prendre la filière en tenaille

Dans une économie globalisée de libre marché, comment faire valoir le droit des travailleurs au niveau d'une entreprise ou d'un pays lorsque tout acquis social peut, du jour au lendemain et du fait de la perte d'avantage comparatif, se traduire en délocalisation de l'activité et en fuite de l'emploi ? L'exercice traditionnel du syndicalisme n'est sans doute plus la réponse unique à cette question, se suffisant à elle-même. Faire évoluer les pratiques, s'ouvrir à d'autres acteurs, créer de nouveaux lieux partagés de concertation. Que ce soit au niveau local ou au niveau global, les innovations sont à l'oeuvre. Dans le secteur de l’habillement, l'émergence de réseaux tels que la Clean Clothes Campaign ou l'Alliance Asia Floor Wage sont autant d'opportunités d'évolution pour faire valoir les droits des travailleurs.


Notes

  1. CSI, Scandale - Immersion dans les chaînes mondiales d’approvisionnement de 50 des plus grandes entreprises – Rapport « Nouveaux fronts » 2016
  2. Selon l'évaluation du système des appels urgents de la Clean Clothes Campaign réalisé en 2013
  3. Doug Miller, Etude de cas citée dans Felix Hadwiger, Accords-cadres mondiaux - Atteindre le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales - Document d’information, BIT, Genève, 2015, p. 51
  4. Felix Hadwiger, Accords-cadres mondiaux - Atteindre le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales - Document d’information, BIT, Genève, 2015, p. 51

De levier en tenaille

Alors que les années 1970 ont vu monter en puissance les multinationales, leurs investissements directs et leurs filiales disséminées à travers le monde au gré des avantages comparatifs et des marchés à conquérir, les années 1990 sont celles où émerge un modèle de production bien plus flexible et moins risqué : la filière d'approvisionnement. La responsabilité de la production y est déléguée à des entreprises tierces sur lesquelles les entreprises internationales qui maîtrisent les marchés exercent un contrôle maximum. Ce changement de modèle se traduit notamment par l'enrichissement des entreprises commerciales (les patrons de Zara ou d'H&M figurent parmi les plus grandes fortunes mondiales) et le développement d'un contexte ultra concurrentiel où les délocalisations sont rapides et fréquentes. Il se traduit aussi par un bouleversement du mode de concertation sociale.

Alors que les syndicats tentent d'organiser la solidarité internationale au sein d'une même entreprise multinationale, l'enjeu est maintenant également de créer de nouvelles alliances et de développer de nouvelles stratégies multinationales pour que des travailleurs occupés dans les filières d'approvisionnement puissent faire valoir leurs droits, non seulement auprès du patron de leur usine ou de leur gouvernement, mais aussi auprès de leur « employeur réel », la marque ou l'enseigne cliente de leur usine. Autant dire que les modèles traditionnels de concertation sociale sont démunis. Le « syndicalisme de filiale » apparaît, relativement à celui de « filières », comme représentatif de relations d’emploi privilégiées, comparées à celles prévalant souvent auprès des entreprises indépendantes ou sous-traitantes. Selon la CSI, les travailleurs directement employés par les 50 plus grandes entreprises du monde correspondent seulement à 6% de leur main-d’œuvre, tandis que 94% de la force de travail est « cachée dans l’ombre de leurs chaînes mondiales d’approvisionnement ».

Tout en sauvegardant les acquis de la concertation sociale, l'enjeu est donc grand pour les syndicats d'être ouverts à l'innovation leur permettant notamment d'accéder à des travailleurs et à des travailleuses qui ne connaissent pas ou qui se reconnaissent peu dans une telle institution. Des migrants, des femmes qui doivent conjuguer le verbe travailler avec bien d'autres contraintes encore : de la double journée de travail pour les unes, à la double sanction en cas de perte d'emploi pour les autres (confiscation du permis de travail, etc.). L'enjeu est grand aussi de transformer le rapport de force, de levier en tenaille. Où le levier serait le dialogue ou la lutte de travailleurs organisés vis-à-vis de patrons et de gouvernements, et la tenaille serait la conjugaison d’une pression exercée sur la filière d’un côté par les travailleurs exerçant leur droit de négociation collective avec leur employeur et leur gouvernement, et, de l'autre côté, des citoyens-consommateurs et des travailleurs de la distribution faisant pression sur les marques, donneuses d'ordre à ces employeurs.

Nouveaux venus sur le banc des défenseurs des travailleurs

Depuis la fin des années 1980, des mouvements anti-sweatshop dénoncent les violations des droits des travailleurs dans les filières d'approvisionnement des grandes marques de mode et de sport. Représentés en Europe par le réseau de la Clean Clothes Campaign, ces mouvements citoyens - souvent qualifiés par les fédérations syndicales internationales d'  « ONG » mais en réalité constitués de syndicats, de travailleurs de la production et de la distribution d'habillement, d'autres formes d'organisations de travailleurs, d'ONG de développement et environnementales et d'organisations de consommateurs - prennent la filière en tenaille. Ils se font l’échos et renforcent les revendications des travailleurs des usines d'habillement en exerçant des pressions sur les clients de l'industrie : marques et enseignes, extrêmement sensibles à leur image et directement dépendantes des consommateurs. La Clean Clothes Campaign multiplie ainsi les appels urgents : à la demande de travailleurs organisés, elle invite les citoyens à interpeller une marque donnée pour qu'elle mette fin à une violation de droits dans une usine d'un de ses fournisseurs. Et ça marche ! Entre 2009 et 2011, la Clean Clothes Campaign actionne 52 appels urgents en soutien à 211.132 travailleurs ou défenseurs des droits humains. Un tiers d’entre eux contribuent à la rencontre au moins partielle des revendications des travailleurs. Et pendant ce temps-là dans les usines, une nouvelle pratique s'installe : les organisations de travailleurs collectionnent les étiquettes cousues sur les vêtements pour identifier les clients. Si la filière ne se révèle pas au grand jour, les appels urgents qui l’éclairent à la manière d’une focale de lampe de poche font frémir les marques et les enseignes d’habillement.

Griffer l’image de marque

Au milieu des années 1990, pour se protéger ou tenter de prévenir des dénonciations dévastatrices sur leur image, les marques et enseignes sont de plus en plus nombreuses à énoncer des valeurs et principes qu'elles entendent voir respecter dans leurs filières d'approvisionnement. C'est l'avènement du code de conduite, nouveau média d'une responsabilité sociale fourbue d'initiatives volontaires et soucieuse de prévenir toute velléité de régulation contraignante. La Clean Clothes Campaign accompagne le processus de manière critique et publie, en 1998, ensemble avec la fédération internationale des travailleurs de l'habillement (FITTHC incorporé depuis dans IndustriALL), un code de conduite de référence fondé sur les conventions fondamentales de l'OIT. La Clean Clothes Campaign adjoint à ce code des mesures de mise en oeuvre et de vérification multipartite fondées notamment sur la participation des travailleurs via un système de plainte. Elle testera ensuite avec des entreprises volontaires des modes de vérification multipartite qui donneront lieu, début des années 2000, à la création de la Fair Wear Foundation. Plus de 80 entreprises y adhérent dont cinq entreprises belges (JBC et Bel&Bo, actives dans la mode, B&C et Stanley & Stella actives dans le T-shirt personnalisable ou promotionnel et Bel-confect, active dans le vêtement de travail).

Les codes de conduite sont bien entendu des instruments volontaires dont la portée est dès lors limitée. Mais ils contribuent à faire valoir la notion de responsabilité d'une entreprise vis-à-vis de sa filière d'approvisionnement. Ils ne font pas uniquement émerger des initiatives multipartites (Fair Wear Foundation, Ethical Trading Intiative, Workers Rights Consortium, Fair Labour association). Ils deviennent également un enjeu de business important, contribuant largement au développement de sociétés d’audits commerciales qui ajoutent à leur arc la corde très lucrative de l’audit social des fournisseurs.

Les codes de conduite permettent aussi d'élargir l'outil syndical des Accords cadres mondiaux. Développés fin des années 1980, ces accords signés entre une entreprise internationale et une fédération syndicale internationale visent principalement le respect de droits fondamentaux des travailleurs au sein d'une multinationale, quel que soit le lieu d’implantation de ses filiales. Ces accords cadres vont progressivement s'élargir aux filières d'approvisionnement. C'est ainsi qu'IndustriALL, la fédération syndicale internationale des travailleurs des mines, de l'industrie manufacturière, du textile et de la chimie, signe en 2007 un premier accord avec Inditex (Zara, Bershka, etc.). Cet accord sera renouvelé en 2014 tandis qu'un accord avec H&M sera signé fin 2015. Ces deux accords sont fondés sur le respect des Conventions fondamentales de l'Organisation internationale du travail (OIT) étendues à de bonnes conditions de sécurité et d’hygiène, un salaire équitable et une durée non excessive du temps de travail. L'accord avec Inditex concerne des filières d’approvisionnement employant plus d'un million de travailleurs et de travailleuses dans plus de 6000 usines de fournisseurs à travers le monde. Celui d'H&M concerne 1,6 million de travailleurs et travailleuses de la confection dans 1900 usines. C'est impressionnant. L’accord concernant Inditex a par exemple contribué à faciliter la réintégration de plus de 200 syndicalistes licenciés au Pérou et au Cambodge dans des entreprises de fournisseurs. Chez un fournisseur cambodgien, tous les salariés ont vu leur contrat à durée déterminée se transformer en contrat à durée indéterminée. Début 2016, le tout neuf accord avec H&M a permis de résoudre des questions liées à la liberté d’association et au licenciement abusif de travailleurs chez des fournisseurs de H&M au Myanmar et au Pakistan.

Alors que ces accords sont présentés comme l'instrument d'intégration de la filière d'approvisionnement dans le schéma classique de concertation sociale, il n'est pas sûr qu'ils aboutissent à des résultats plus probants que ce que réalise un réseau tel que la Clean Clothes Campaign en dehors de cette concertation sociale classique. Tout comme les appels urgent de la Clean Clothes Campaign, ces accords se fondent essentiellement sur une approche réactive, consécutive à des plaintes ou sur des démarches de formation telles que mises en oeuvre par exemple par la Fair Wear Foundation. Les accords cadres ne s’attaquent pas explicitement aux fondements des violations qui résident dans les pratiques d’approvisionnement de l’entreprise internationale et n’exigent pas explicitement le changement de ces pratiques afin de prévenir des abus. En définitive, ils restent conditionnés à la bonne volonté de l’entreprise signataire et ne prévoient généralement pas de recours à un arbitrage juridique extérieur. Dans une étude consacrée en 2015 aux Accords-cadres, le Bureau international du travail (secrétariat de l’OIT) relève la nécessité d’améliorer leur mise en œuvre et d’impliquer davantage les syndicats locaux sur le terrain . Cette implication locale pourrait notamment être favorisée par une plus grande transparence sur la filière d’approvisionnement, les modalités de mise en œuvre, de plaintes et de leur suivi.

L’implication des syndicats locaux est également l’un des points faibles du projet ACT, pour lequel IndustriALL s’est joint en 2015 à une dizaine d’enseignes d’habillement. Ce projet vise à promouvoir cette fois des négociations sectorielles nationales sur les salaires. Il se développe dans un premier temps au Cambodge mais est susceptible de s’étendre à d’autres pays. L’idée est de mettre en place des systèmes de conventions collectives sectorielles, soutenues par les politiques d’achat des marques, en tant que moyen de première ligne pour la fixation des salaires au sein de l’industrie mondiale de la confection. Le Protocole d’entente identifie de manière explicite le développement de la négociation sectorielle dans les pays producteurs de vêtements comme étant essentiel pour atteindre des salaires vitaux ainsi que le besoin d’une reconnaissance effective des droits des travailleurs à la liberté syndicale et à la négociation collective afin d’y parvenir.

Play Fair, une alliance qui a renforcé les syndicats locaux

Mobilisée à l’occasion des J.O. de 2004 et de 2008, l’alliance Play fair réunit la fédération internationale du textile, de l’habillement et du cuir (qui fait aujourd’hui partie d’IndustriALL), la CSI, la Clean Clothes Campaign et OXFAM pour lutter contre l’exploitation des travailleurs dans les filières d’approvisionnement des marques de sport et des produits portant le logo olympique. Play Fair se concrétise par des demandes précises adressées au CIO et aux marques de sport soutenues par la publication de faits détaillés sur les conditions de travail et par des actions de rue et médiatiques partout dans le monde. C’est ainsi qu’en 2008 par exemple, année des J.O. de Pékin, de jeunes et moins jeunes festivaliers d’Esperanzah ! rejoignent virtuellement la capitale chinoise à vélo pour exprimer leur soutien aux travailleurs de l’industrie du sport. Plus de 8000 pétitions sont signées en trois jours de festival. Un mois plus tôt, en Juillet, Nike, Adidas, New Balance, Umbro et Pentland se sont pour la première fois réunies à Hong Kong avec les organisateurs de Play Fair et des représentants des syndicats des travailleurs de leurs filières d’approvisionnement de plusieurs pays asiatiques et ont convenu d’explorer ensemble comment promouvoir la liberté syndicale, la négociation collective et de meilleurs salaires. Cette démarche se conclut en 2011 par la signature du Protocole d’Accord indonésien sur l’exercice de la liberté syndicale par six marques (Nike, Adidas, Puma, new Balance, Asics et Pentland), quatre de leurs principaux fournisseurs en Indonésie et cinq syndicats indonésiens. Ce protocole, applaudi par le Ministre indonésien du travail, procure enfin aux travailleurs concernés des garanties d’exercer plus sereinement leur liberté syndicale et leur droit de négociation collective ainsi qu’un mécanisme effectif de règlement des litiges.

Au-delà de ses dispositions, le Protocole stimule la négociation et la collaboration entre des syndicats indonésiens par ailleurs souvent divisés. Négocier un second protocole en Indonésie est aujourd’hui à l’ordre du jour. Si les syndicats indonésiens s’affirment prêts à se lancer dans cette aventure, la Clean Clothes Campaign répondra présente pour soutenir leurs démarches.

Tirer le meilleur

Un pas supplémentaire a été franchi par l’Accord sur la sécurité des bâtiments d’usine au Bangladesh plébiscité par plus d’1,5 million de personnes à travers le monde suite à l’effondrement du Rana Plaza. Issu d’un protocole d’accord préparé depuis 2011 (bien avant l’effondrement du Rana Plaza) par les syndicats locaux, IndustriALL et la Clean Clothes Campaign, il prévoit des modalités de mise en œuvre et de consultation qui attribuent une place centrale et renforcent les syndicats locaux et les travailleurs via notamment la mise en place de Comités au sein des usines. Contrairement aux accords-cadres signés chacun par une marque individuelle, l’Accord est signé par près de 200 marques. Sur le banc des organisations de défense des travailleurs se retrouvent deux fédérations syndicales internationales, IndustriALL et UNI (la fédération syndicale internationale des travailleurs des services dont les employés des marques et enseignes, dans les magasins par exemple) ainsi qu’avec le statut d’observateur, la Clean Clothes Campaign et son allié le WRC américain. Enfin, l’Accord est présidé par une autorité extérieure (l’Organisation internationale du travail), et prévoit également des modalités de recours à un arbitrage extérieur.

Finalement, l’Accord publie les résultats des inspections et de la mise en œuvre des mesures correctives. Ce dernier point garantit une certaine transparence mais permet aussi à des réseaux tels que la Clean Clothes Campaign d’exercer une vigilance vis-à-vis des entreprises signataires, permettant le cas échéant de dénoncer des défauts dans leurs engagements. Ce fut notamment le cas, le 3 Mai 2016, jour de l’Assemblée générale des actionnaires d’H&M en Suède et à peu près trois ans après que H&M se soit engagé à soutenir la mise aux normes de sécurité des usines de ses fournisseurs bangladais. Ce jour-là, dans les médias et dans 45 villes d’Europe, d’Amérique du Nord et du Bangladesh, des activistes ont dénoncé le manque d’action d’H&M dont 60% des usines de ses fournisseurs ne disposent pas encore de sorties de secours adéquates.

La boîte à outil

Entre le levier et la tenaille, les organisations de défense des travailleurs sont aujourd’hui multiformes. Mais leur enjeu fondamental est de renforcer les travailleurs pour qu’ils soient à même de défendre leurs droits. Des syndicats locaux ont aujourd’hui compris l’intérêt de ces outils multiples et forgent des stratégies de revendications qui tirent le meilleur des instruments disponibles. Le principal syndicat cambodgien indépendant C.CAWDU a par exemple compris l’intérêt de compléter ses mobilisations locales en faveur d’augmentations salariales par une campagne internationale coordonnée notamment avec la Clean Clothes Campaign. Le but est de faire entendre les demandes des travailleurs et d’ainsi limiter la répression qui s’abat sur les syndicalistes tout en renforçant les capacités de négociation collective. A travers l’Asie, des syndicats s’organisent au sein de l’Alliance pour l’Asia Floor Wage pour développer des stratégies et des revendications communes entre travailleurs produisant pour les mêmes enseignes dans plusieurs pays. Des alliances se forgent également tout au long des filières d’approvisionnement. De manière très symbolique, en Octobre 2014, les délégués syndicaux de H&M et Zara en Belgique se sont joints à des travailleurs cambodgiens travaillant pour ces enseignes et à Test Achats pour déposer une déclaration commune invitant l’enseigne à agir pour un salaire vital.

La filière d’approvisionnement émerge progressivement comme une quatrième dimension de la solidarité entre travailleurs, au côté de la concertation sociale en entreprise, de la négociation sectorielle et de l’interprofessionnel. Au-delà des rapports Nord-Sud ou des cloisonnements entre pays en développement et pays développés, elle porte même les jalons d’une solidarité entre citoyens du monde, hommes, femmes, migrants ou locaux, qui tantôt revêtent leur identité de travailleur, tantôt celle de consommateur mais sont conscients de partager un monde commun.