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Démission des Etats et des organisations internationales. Quelle régulation aujourd'hui ?

Imaginez un policier au carrefour, dépourvu de l’autorité de sanctionner un automobiliste qui passe au feu rouge, n’offrant aucun recours aux piétons renversés et exigeant encore moins réparation auprès du contrevenant… Vous aurez alors un assez bon aperçu de la démission des Etats vis-à-vis du respect des droits de l’Homme par les entreprises qui chapeautent des filières d’approvisionnement internationales. Et on en vient à un jeu de dupe où les entreprises envoient la balle aux Etats nationaux qui à leur tour s’en débarrassent vers des organisations internationales dépourvues de pouvoir de contrainte. Reste alors la sanction du marché : aux entreprises de montrer patte blanche, aux consommateurs de choisir. Mais n’a-t-on jamais fait dépendre du choix du consommateur la fin du travail des enfants dans nos mines de charbon ?


Notes

  1. Haut Commissariat des Droits de l’Homme des Nations Unies. Questions courantes sur les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, Publication des Nations Unies ISBN 978-92-1-254183-9, 2014. Consultable via http://www.ohchr.org/Documents/Publications/FAQ_PrinciplesBussinessHR_FR.pdf
  2. La responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’Homme ne se limite pas à éviter de causer ou de contribuer à des incidences négatives. Les entreprises sont aussi en charge de prévenir et d’atténuer toute incidence négative sur les droits de l’Homme en lien avec ses produits, services ou partenaires commerciaux, même s’il elle n’y a pas contribué directement, comme par exemple lorsqu’un de ses fournisseurs sous-traite à son insu sa production à une entreprise ayant recours au travail forcé ou informel.

Glossaire

  • Les droits de l’Homme sont codifiés dans la Charte internationale des droits de l’Homme composée de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), du pacte international relatif aux droits civils et politiques et de pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). Ces deux pactes internationaux sont complétés par sept traités internationaux dans le domaine des droits de l’Homme, y compris la Déclaration de l'Organisation internationale du travail.

La mondialisation et la complexification des filières d’approvisionnement diluent le lien de responsabilité entre une enseigne et les travailleurs des usines de confection de vêtements.

Plongés dans une économie basée sur la concurrence, les Etats sont à la recherche permanente d’avantages comparatifs. Pour préserver les contrats et les investissements et attirer de nouvelles entreprises, ils sacrifient bien souvent les normes sociales, environnementales ou fiscales. Ils créent des zones franches d’exportation, qui dans la grande majorité des cas sont synonymes de zones de non-droit défiscalisées. Ils sous-investissent dans l’inspection du travail, avec comme résultat des drames comme l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh ou l’incendie d’Ali Entreprise au Pakistan. Ou encore, ils refusent d’augmenter le salaire minimum légal au niveau d’un salaire vital, laissant de la sorte les travailleuses et leurs familles vivre dans la pauvreté.

Un vide juridique international …

Lorsqu’une enseigne décide de s’approvisionner dans tel ou tel pays, auprès de tel ou tel fournisseur, elle le fait en connaissance de cause. Mais le premier critère qui rentre en compte reste les prix proposés, prix qui souvent n’incluent pas le respect des droits des travailleurs, ni d’une protection sociale, ni d’une inspection du travail, ni d’un salaire vital. Et ce choix se fait en toute impunité. Cette même enseigne ne doit aucunement assumer de responsabilité légale ou juridique relative à ses choix et à ses pratiques.

Aucune législation n’instaure de responsabilité légale ou juridique d’une entreprise donneuse d’ordre vis-à-vis de sa filière d’approvisionnement internationale, laissant le champ libre aux seules initiatives volontaires de responsabilité sociale des entreprises. Le contrôlé devient également le contrôleur. Et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. L’enseigne n’a en réalité qu’un risque à assumer, celui de sa réputation, qui en cas de scandale pourrait être écornée pour un certain temps.

Les victimes, elles, se retrouvent sans employeur réel qui dispose de la capacité de négocier, et sans voie de recours contre les enseignes de mode qui imposent des conditions insoutenables à leurs fournisseurs qui aboutissent in fine aux violations des droits des hommes et des femmes qui fabriquent les vêtements.

… bientôt comblé ?

Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux Droits de l’Homme (ci-après appelés « principes directeurs ») constituent une tentative de combler ce vide. Adopté en juin 2011 par le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, ils émanent d’un débat mis au frigo dans les années 1980 et qui resurgit en 2003 avec un projet de « Normes sur la responsabilité des sociétés transnationales et autres entreprises en matière des droits de l’Homme. Cette initiative, rejetée en 2004, a permis la nomination d’un Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des droits de l’Homme et des entreprises. C’est ce représentant, John Ruggie, qui élabora 31 Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme.

Ces Principes directeurs se fondent sur trois piliers complémentaires et indissociables. L’obligation de l’Etat de protéger les droits de l’Homme lorsque des tiers y portent atteinte. La responsabilité qui incombe aux entreprises de respecter les droits de l’Homme, c'est-à-dire de prévenir avec diligence toute atteinte aux droits de l’Homme et de parer aux incidences négatives de leurs pratiques sur ces droits. La nécessité d’améliorer l’accès des victimes à des voies de recours efficaces.

Le devoir de protection des droits de l’Homme que les Principes directeurs imposent aux Etats n’est pas neuf. Il découle des obligations que les Etats ont décidé d’assumer en adoptant, et en s’engageant à ratifier, les pactes et traités internationaux relatifs aux droits de l’Homme dont par exemple le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ou la Déclaration de l’Organisation internationale du travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail.

Les Principes directeurs précisent que les Etats sont tenus d’énoncer clairement qu’ils attendent de toutes les entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou placées sous leur juridiction qu’elles respectent les droits de l’Homme dans toutes leurs activités. Ils énumèrent également quatre principes opérationnels qui recouvrent un large éventail de mesures législatives et d’initiatives politiques.

Les entreprises, elles, ne se voient pas assigner une obligation, mais une responsabilité. Pour autant, ces Principes directeurs ne sont ni optionnels ni volontaires. Contrairement à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), ils s’appliquent à toutes les entreprises, indépendamment de leur volonté ou de leur taille. Pour assumer leur responsabilité de respecter les droits de l’Homme, les entreprises doivent mettre en place une diligence raisonnable qui consiste à identifier, prévenir, atténuer et réparer toute incidence négative sur les droits de l’Homme directement liée à leurs activités, leurs produits ou leurs relations commerciales et de communiquer sur leurs engagements et actions vers leurs parties prenantes pertinentes à ce sujet.

Cette responsabilité des entreprises va donc au-delà de la nécessité de se conformer aux législations et règlementations nationales. Si celles-ci sont inexistantes, insuffisantes, non-appliquées ou incompatibles avec les droits de l’Homme, l’entreprise a par ailleurs la responsabilité de trouver des moyens de se conformer aux Principes directeurs et de prouver qu’elle s’y emploie. Dans les cas extrêmes, l’entreprise peut avoir à envisager de cesser ses activités dans un pays ou une région.

Des Principes à la pratique

Le plus grand défi d’aujourd’hui consiste à s’assurer que les Principes directeurs seront effectivement mis en œuvre et qu’ils génèreront des changements concrets sur le terrain pour une meilleure jouissance des droits de l’Homme. En effet, ces Principes directeurs ne sont pas un nouvel instrument international que les Etats ratifient. Ils ne créent pas de nouvelles obligations juridiques. Les Principes directeurs ne sont que le début d'un processus qu'il faut poursuivre, et sur lequel les Etats doivent bâtir. Ces 31 Principes directeurs proposent des actions concrètes, comme agir à travers les marchés publics ou les entreprises publiques (PD 4, 5 et 6). Ils définissent également quelques concepts essentiels, comme celui de diligence raisonnable concernant les droits de l’Homme, et invitent les Etats à se les réapproprier pour les intégrer dans leur législation nationale (PD 1 et 3) ou internationale (PD 10) pour mieux encadrer les activités des entreprises.

Plusieurs organisations et institutions internationales ou régionales ont recommandé aux Etats d’élaborer des plans d’actions nationaux pour mettre en œuvre les Principes directeurs. Un plan d’action est défini comme un moyen souple et structuré pour décider d’une politique nationale coordonnée et d’options réglementaires, créer de la transparence et évaluer les progrès réalisés. Suivant l’invitation de la Commission Européenne, fin 2015, six Etats Membres de l’Union européenne ont adopté des plans d’actions. Il s’agit du Royaume Uni, des Pays-Bas, du Danemark, de la Finlande, de la Lituanie et de la Suède.

Tant dans leur processus de construction que dans leur contenu, ces plans nationaux ne répondent malheureusement pas aux attentes ni aux défis. Si les processus de développement de ces plans d’actions s’améliorent, ils furent jusqu’ici peu transparents et la consultation de la société civile fut relativement faible, voire cosmétique. Leurs contenus restent vagues, manquent d’objectifs concrets, de délais et de processus de suivi et de monitoring. Tous les plans existants échouent à proposer un « smart mix » de mesures d’incitations et contraignantes et à adresser le troisième pilier des Principes directeurs, l’accès à des voies de recours, judiciaires et non-judicaires, pour les victimes.

Le gouvernement belge de son côté traine des pieds. Le plan d’action en cours de discussion reste vague et sans ambition et ignore les propositions concrètes faites par les organisations consultées. Le boycott des employeurs, FEB en tête, n’y est sans doute pas étranger…

Créer un devoir de vigilance

Les Principes directeurs stipulent par ailleurs que les Etats doivent périodiquement évaluer la validité de leurs lois nationales tendant à exiger des entreprises qu’elles respectent les droits de l’Homme et en combler les éventuelles lacunes. Prenant au mot cet engagement, plusieurs organisations françaises ont travaillé avec des parlementaires nationaux pour déposer une proposition de loi portant sur le devoir de vigilance des grandes entreprises françaises.

Il s’agit ici de rendre obligatoire l’exercice de diligence raisonnable inscrit dans les Principes directeurs pour les grandes entreprises françaises vis-à-vis des potentielles violations des droits de l’Homme dans leurs filières d’approvisionnement, et de créer un accès à la justice pour les victimes de ses violations afin qu’elles puissent demander réparation.

L’idée est belle, mais le gouvernement français estime qu’il faut imposer ce devoir de vigilance au niveau européen car les grandes entreprises françaises seraient désavantagées si elles seules devaient assumer ce devoir de vigilance. C’est la raison pour laquelle l’Assemblée Nationale française et sept autres parlements d’Etats membres, parmi lesquels nous ne retrouvons pas la Belgique, ont adopté un « carton vert », demandant à la Commission européenne de se saisir de la proposition pour avancer au niveau européen. Jusqu’à aujourd’hui, la Commission n’a répondu qu’en annonçant le futur renouvellement de sa politique Corporate Social Reponsibility, rebaptisée Responsible Business Conduct.

Suivant le Commissaire européen pour le développement, Neven Mimica, qui déclarait sur Twitter le jour de son investiture “Voluntary CSR can deliver, but if it doesn’t, I’m ready to go further”, nous sommes en droit d’attendre plus et mieux de la part de la Commission européenne sur ce sujet.

Après les catastrophes d’Ali Enterprise, de Tazreen et du Rana Plaza qui ont couté la vie à des centaines de travailleurs, mais aussi en raison des salaires dans l’industrie de l’habillement qui sont systématiquement sous le minimum vital, les citoyens européens sont en droit d’attendre de la Commission qu’elle s’inspire de la proposition française et crée un réel devoir de vigilance et un réel accès à la justice pour les victimes de violations des droits de l’Homme directement liées aux activités d’une entreprise européenne.

Vers un Traité international contraignant ?

Rien n’empêche par ailleurs la communauté internationale d’apporter un développement normatif ou juridique en vue de renforcer la protection et le respect des droits de l’Homme dans le cadre des activités des entreprises.

Un traité international contraignant relatif aux entreprises et aux droits de l’Homme renforcerait les Principes directeurs en rendant obligatoire certains de ces éléments, comme la diligence raisonnable, ou en créant une juridiction internationale qui pourrait juger une entreprise pour violation des droits de l'Homme.

Cela pourrait conduire à la mise en place d'une cour internationale de justice, calquée sur le modèle du tribunal pénal international, qui puisse juger les entreprises pour violations des droits de l'Homme et offrir réparation aux victimes. Un tel instrument permettrait de corriger le déséquilibre actuel du système international, où les règles sur le commerce international et l'investissement ont considérablement renforcé le pouvoir des entreprises, notamment en leur donnant le droit de défendre leurs intérêts privés en poursuivant les États devant une cour d'arbitrage privée.

En juin 2014, sur proposition de l’Equateur et de l’Afrique du Sud, le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a adopté une résolution instituant un groupe de travail chargé de l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme.

Le service extérieur de l’Union et les Etats Membres se sont opposés à cette initiative en votant contre. Une majorité d’entre eux ont également refusé de participer à la première réunion du groupe de travail en juillet 2015. Pour ceux qui se revendiquent représenter les plus grands défenseurs des droits de l’Homme, cette position est difficilement tenable. Et elle peut encore évoluer d’ici la prochaine réunion du groupe de travail, en octobre 2016, auquel, espérons-le, les représentants européens prendront une part active et constructive.

Lors de sa conférence internationale du travail de juin 2016, l’Organisation internationale du travail a discuté de la question du travail décent dans les filières d’approvisionnement globalisée. À cette occasion, la délégation de la Clean Clothes Campaign, composée de syndicalistes et militants syndicaux d'Europe et d'Asie, a plaidé la nécessité d'instaurer un cadre institutionnel qui renforce la prévention et la remédiation des violations des droits de l’Homme dans les filières d’approvisionnement.