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Le salaire vital, un droit de l’Homme, un enjeu systémique

Caroline du Nord - Des ouvriers des abattoirs de volaille ne sont pas autorisés à se rendre aux toilettes durant leur travail et se munissent de couches. Thaïlande - Des travailleurs migrants sont réduits à l’esclavage sur les crevettiers. Istambul - Des enfants syriens travaillent dans les ateliers de confection. Partout, en Asie ou en Europe Orientale, les opératrices de machine à coudre gagnent un salaire dérisoire qui ne leur permet même pas de régénérer leur force de travail, encore moins de subvenir aux besoins fondamentaux de leur famille.

Sont-ce là les coûts nécessaires à l’entretien de l’illusion consumériste ? Le pire – peut-être – est que la réponse est non ! La part des salaires des couturières dans le prix d’un vêtement est tellement dérisoire que multiplier ces rémunérations par deux ou cinq afin qu’elles atteignent effectivement un salaire vital n’aurait qu’une influence marginale sur le prix au détail. Une augmentation qui peut sans grand dommage être répercutée sur le consommateur ou, mieux, sur les profits des marques et enseignes. La « marge » d’action existe ! Pour rappel, les propriétaires de H&M et Zara (Inditex), les deux leaders mondiaux de l’habillement sont parmi les 15 plus grosses fortunes du monde au classement Forbes.


Notes

  1. DUDH, art 23.3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
  2. Réseau de syndicats et d’ONG constitué en Asie pour promouvoir l’idée d’un salaire vital plus ou moins commun à toute la région.
  3. Esprit, Arcadia, N Brown Group, Tesco, Pentland, Debenhams, C&A, Topshop, Inditex (Zara), Tchibo, Asos, H&M, Primark, New Look et Next.
  4. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas dans de nombreux États membres. Mais s’il n’est pas national, il peut être sectoriel par exemple.

Depuis cinq ans, des dizaines de milliers de travailleuses des usines de confection au Cambodge se battent pour obtenir un salaire qui leur permette de satisfaire leurs besoins vitaux, et malgré des victoires, elles en sont encore loin. Partant d’un niveau d’environ 80 dollars pour le salaire minimum mensuel légal, elles ont obtenu pour le moment 130 $, alors qu’elles en visent 177, ce qui est encore inférieur à un authentique salaire vital ! En septembre 2013, le Bangladesh a été secoué par une vague de manifestations, de grèves, parfois d’émeutes, auxquelles participaient aussi des travailleuses, plus nombreuses que jamais, et là aussi malgré de premières victoires, ce n‘est pas fini : en cause aussi leurs salaires, encore plus bas qu’au Cambodge. Si elles ont obtenu une augmentation de près de 80% du salaire minimum légal, celui-ci reste encore très loin de pouvoir couvrir les besoins vitaux du ménage.

Un enjeu central et systémique

Lutter contre les salaires bas est un enjeu majeur car ils sont à la source de graves dégradations touchant aux droits et à l’intégrité physique des travailleurs et en particulier des travailleuses. Ils les poussent à prester une quantité souvent phénoménale d’heures supplémentaires pour améliorer un peu l’ordinaire. Les longs horaires et la fatigue de la double journée de travail, en usine et dans leur ménage, exposent plus facilement ces femmes à la maladie et aux accidents de travail. Ils peuvent même altérer leur santé reproductive. Les bas salaires ne permettent qu’un logement précaire – bidonville ou maisonnettes et appartements précaires, sans toilette individuelle ni parfois d’eau courante, et une alimentation pauvre en protéines. Tous ces facteurs se conjuguent donc pour affecter profondément la vie quotidienne et la santé des travailleuses et des travailleurs, qui ne peuvent en outre guère compter sur un soutien correct de la sécurité sociale, très insuffisante dans de nombreux pays. Les familles ont peu de temps disponible pour s’occuper de leurs enfants et, malgré des campagnes officielles contre le travail des enfants, le risque reste grand que ceux-ci travaillent pour aider leurs familles.

S’ils sont la règle dans la filière de la confection en Asie, comme d’ailleurs en Amérique latine et en Afrique, certaines zones d’Europe n’échappent pas non plus au phénomène des bas salaires. C’est le cas dans le pourtour européen, comme en Ukraine ou en Géorgie par exemple, et même dans certains Etats membres de l’Union Européenne, tels que la Bulgarie et la Roumanie – et aujourd’hui la Grèce. Dans le noyau de la vieille Europe, comme par exemple dans certaines villes d’Italie se développent aussi des zones de production relevant de l’économie informelle, d’ateliers semi-clandestins (voir notre dossier 'Chine à domicile'), où les bas salaires sont la règle, parfois même inférieurs à ceux de certains pays asiatiques.

Même si dans de nombreux pays existe bien un salaire minimum légal, même si en outre une partie des travailleuses touchent dans les faits un salaire qui peut être un peu supérieur, il n’empêche que tant la rémunération réelle que le salaire minimum légal restent tous deux notablement inférieurs à ce qui est nécessaire pour couvrir les besoins fondamentaux de la famille, autrement dit un salaire vital.

Le salaire vital est pourtant reconnu comme un droit humain fondamental, par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme , dans le Pacte des Nations Unies relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ainsi que dans plusieurs Conventions et recommandations de l’OIT. En référence à ces textes, on peut définir un salaire vital comme tout salaire ou toute allocation versé en contrepartie d’un travail standard qui correspond au minimum au salaire minimum légal ou pratiqué dans un secteur donné et qui suffit au travailleur à subvenir à ses besoins élémentaires et à ceux de sa famille, tout en lui laissant une part de revenu discrétionnaire.

Pour l’Asia Floor Wage Alliance qui a mis au point une formule de calcul du salaire vital pour l’Asie, ce dernier doit couvrir les besoins de base de deux adultes et deux enfants, avec une marge d’épargne.

Les enquêtes menées par l’Asia Floor Wage Alliance et par la Clean Clothes Campaign en Asie, en Europe et en Turquie montrent le fossé qui sépare – systématiquement dans tous les pays concernés – le salaire minimum légal du salaire vital. Dans le meilleur des cas, le salaire vital nécessaire est un montant deux fois supérieur au salaire minimum légal, et dans le pire des cas de cinq à six fois.

Ces données sont maintenant bien connues, documentées, les preuves sont là, et comme disait Phil Bloomer, directeur exécutif de Business & Human Rights Resource Center lors du Forum Living Wage Now (Bruxelles, octobre 2015), « Nous savons ce qui conduit aux salaires de misère et nous connaissons les solutions. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un vaste élan fondé sur de puissants mouvements de lutte pour la justice sociale et la défense des droits des travailleurs. Nous aurons aussi besoin d’acteurs inattendus tels que des gouvernements et des entreprises progressistes. »

Comment agir ?

Lorsqu’on décompose le prix d’un vêtement, on peut voir que le salaire versé à la travailleuse qui l’a coupé, cousu ou assemblé représente, selon les cas, entre 0,5 et 3 % du prix de vente (htva) dans nos magasins. Une hausse des salaires, même importante, n’aurait donc qu’un impact très limité sur le prix final au consommateur.

Mais comment et sur qui agir ? Celui qui fixe le salaire minimum légal, soit l’Etat national où se trouve l’usine ? Celui qui l’applique et qui peut aller au-delà, c’est-à-dire le fabricant local au Bangladesh, au Cambodge, au Vietnam ou en Bulgarie… ? Celui qui donne l’ordre de produire et finalement maîtrise la filière, soit la marque, l’enseigne, le grossiste ou l’intermédiaire qui pousse la concurrence à outrance et exerce des pressions sur ses fournisseurs pour obtenir les prix les plus bas, menaçant de changer de fournisseur ou de délocaliser la commande ?

Face à leurs travailleurs, les Etats nationaux, souvent en connivence avec les producteurs locaux, se dédouanent de leurs responsabilités en évoquant ces pressions « incontournables ». Il s’agit bien sûr d’arguments pervers qui les arrangent bien, mais qui ne sont pas entièrement faux. En tout cas il est nécessaire, au niveau international, d’agir conjointement à la fois sur les marques et distributeurs, ainsi que sur les Etats de production. Différents acteurs ont un rôle à jouer en la matière. Il y a bien sûr d’abord la mobilisation des travailleurs qui se développe dans plusieurs pays de production. Une des principales difficultés de ces mouvements est la répression, l’entrave ou l’interdiction du syndicalisme ou d’autres formes d’organisations de travailleurs dans de nombreux pays ou au sein des entreprises. Cette capacité de s’organiser et aussi de pouvoir faire valoir ses revendications dans une négociation collective est essentielle : syndicalisme et hausse des salaires sont étroitement liés. Ce constat est d’ailleurs au cœur des conventions internationales de l’OIT qui considère le droit des travailleurs de s’organiser, d’être représentés et de négocier collectivement, dans les entreprises, les secteurs, les Etats et au niveau international, comme une pierre angulaire, un « droit premier » qui permet la mise en œuvre de tous les autres droits reconnus aux travailleurs par les conventions de l’OIT. Faire valoir et étendre ce droit dans la filière mondialisée de la confection est donc essentiel.

Ce travail syndical est aujourd’hui complété par un mouvement mondial de citoyens et d’organisations agissant vis-à-vis des marques et enseignes, « to name and shame », « désigner et blâmer » - visant ainsi le talon d’Achille que constitue leur image, et pour relayer les demandes des travailleurs organisés.

Mais des stratégies multiples sont nécessaires. L’Asia Floor Wage Alliance (AFWA) est un réseau de syndicats et d’ONG constitué en Asie pour promouvoir l’idée d’un salaire vital commun à toute la région. Ce salaire est calculé, pour chaque pays, en pouvoir d’achat local, pour tenir compte des niveaux de prix différents des biens et services nécessaires à la vie du ménage (deux adultes et deux enfants). Il est ensuite converti en pouvoir d’achat identique pour toute la zone Asie. Il est alors fixé comme objectif à atteindre dans toute la zone, c'est-à-dire que le salaire minimum légal devrait alors, partout, atteindre ce niveau. Pour l’AFWA, soutenue par la Clean Clothes Campaign et notamment par achACT, il s’agit à la fois de faire respecter un droit humain fondamental garanti par le droit international, et de réduire les divergences de salaires dans la zone, de sorte à limiter les délocalisations permanentes d’activités. Les augmentations de salaires nominaux seraient importantes : pour les amener au niveau de salaire vital, le salaire minimum devrait être multiplié par deux en Malaisie et en Chine, par 3 en Indonésie, par 4 ou 5 en Inde, au Bangladesh, au Cambodge, au Sri Lanka et au Vietnam.

Pour contourner les résistances des Etats et producteurs asiatiques concernés par cette perspective et pour influencer l’acteur dominant dans la filière, l’AFWA développe une stratégie régionale visant à favoriser des négociations directes entre organisations locales de travailleurs et les clients de l’industrie, en créant notamment des synergies entre travailleurs des usines produisant pour une même marque.

Plusieurs grandes enseignes comme H&M et Marks & Spencer (M&S) se sont engagées à grand bruit dans la promotion d’un salaire vital au sein du réseau de leurs fournisseurs. Les vérifications menées par la Clean Clothes Campaign laissent cependant entrevoir des ambiguïtés sur la définition de ce salaire et les limites et lenteurs des efforts consentis jusqu’ici. Les démarches de M&S et H&M pour augmenter les salaires se fondent principalement sur des augmentations de productivité des usines. Cette approche est problématique. D’abord parce qu’il n'est pas correct de dire aux travailleurs qu'ils peuvent obtenir un salaire vital, soit au moins le double du salaire de base, en travaillant plus. Un salaire vital devrait être un salaire de base gagné au cours d’une durée normale de travail. La performance devrait être négociée et récompensée en sus. L’étude de la Clean Clothes Campaign a également montré que des mesures visant des gains de productivité peuvent mener à des cas d'épuisement et de stress, comme ce fut le cas au Cambodge, ou de harcèlement, comme le rapport l’illustre en Inde.

H&M s’est par ailleurs associée avec d’autres marques, des fabricants, le syndicat international IndustriALL et des syndicats locaux au sein d’ACT (Action Collaboration Transformation) pour booster le dialogue social autour du salaire vital au sein de l’industrie de l’habillement au Cambodge et dans d’autres pays de production. Marques et enseignes veulent rendre possible un dialogue constructif par le biais de leurs pratiques d’achat. L’initiative est cependant trop neuve pour tirer une quelconque leçon de cette démarche et en constater de résultats sur le terrain.

L’Union européenne, gardienne des droits de l’Homme ?

Au sein même de l’Union Européenne, où prévalent aussi dans certains pays des salaires particulièrement bas, l’obligation d’un salaire minimum est exclue des traités ! Un comble… Il s’agit donc de trouver tous les outils nécessaires pour amener l’UE et ses Etats membres à lutter contre l’exploitation de travailleurs de la confection sur le territoire même de l’Union.

Au total en tout cas, toutes les actions de l’AFWA et de la CCC pour pouvoir réaliser l’objectif du salaire vital, doivent viser à la fois les marques et enseignes et les gouvernements. Il s’agit aussi de stratégie régionale qui vise à promouvoir des contrats à long terme entre les marques et les fournisseurs, de sorte à créer un contexte de stabilité qui permet des améliorations salariales continues et qui amènent les marques à rester dans les pays et ne pas menacer de délocalisation permanente.