Menu

Qui est responsable et pourquoi sont-ils morts ? Comprendre la filière d’approvisionnement en vêtements …

Le 24 Avril 2013 au matin, les employeurs de 5 usines d’habillement passent outre l’interdiction d’accès au bâtiment édictée la veille par la police industrielle en raison d’un risque imminent d’effondrement. Ils somment les travailleurs de prendre leur poste sous la menace de ne pas leur payer leur mois de salaire. Quelques instants plus tard, le bâtiment s’effondre. 1138 travailleuses et travailleurs sont tués. 2000 sont blessés. C’était à Savar, près de la capitale du Bangladesh.

Mais comment en est-on arrivé là ? Pourquoi sont-ils morts ? Entre employeurs sans scrupules, gouvernements peu regardants, marques et enseignes entretenant une pression intenable sur leurs fournisseurs, qui est responsable ? Et par conséquent, qui doit prévenir ces accidents ? Qui doit en indemniser les victimes ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord comprendre comment et dans quel cadre  fonctionne aujourd’hui une  filière d’approvisionnement internationale telle que celle de l’habillement.


Notes

  1. Marques : par exemple Nike ou Levi Strauss & Co., qui développent des modèles et n’ont pas beaucoup de magasins propres. Enseignes : H&M, Zara, Primark, C&A par exemple, qui développent ou non leurs propres collections et gèrent de nombreux magasins spécialisés en vêtements. Grands distributeurs : Carrefour par exemple mais aussi des discounters comme Lidl ou Aldi, qui ne sont pas spécialisés en vêtements mais ont des rayons vêtements dans leurs grandes et moyennes surfaces.
  2. achACT a notamment énoncé cette demande dans sa contribution à l’Initiative-phare de la Commission Européenne pour une Gestion Responsable de la filière d’approvisionnement en vêtement qui devrait être lancée le 25 Avril 2016.
  3. Certaines entreprises, telles que H&M ou Levi Strauss & Co. par exemple, publient déjà partiellement leurs filières d’approvisionnement, en se limitant à leurs fournisseurs de premier rang. C&A a annoncé la publication d’une liste et d’informations plus complètes et détaillées dans son plan stratégique 2016 - 2020.
  4. En 2014, l’Union Européenne a adopté la directive sur le reporting non financier qui doit être transposée par les Etats Membres avant 2017. La directive exige que les entreprises de plus de 500 travailleurs fassent rapport sur des aspects non-financiers tels que notamment la mise en œuvre par l’entreprise de sa diligence raisonnable vis-à-vis des droits de l’Homme dans ses filières d’approvisionnement.

Les marques, enseignes et grands distributeurs , commanditaires des produits fabriqués au Rana Plaza, diront « nous ne savions pas que nos vêtements étaient fabriqués là », ou « nous pensions que les bâtiments étaient sains puisqu’ils avaient été contrôlés », ou encore « nous ne sommes pas responsables pour les défauts de surveillance des autorités du Bangladesh », ou enfin, « c’est l’employeur local qui est responsable s’il ne respecte pas les lois nationales et conventions internationales… ».

Mais l’employeur local répondra qu’il devait aller très vite pour honorer des commandes arrivées au dernier moment et exigées dans des délais très courts, sinon il risquait de les perdre, que les gens devaient absolument travailler et travailler longtemps pour ça, que d’ailleurs il ne peut pas les payer plus parce qu’il perdrait son avantage compétitif et avec lui ses clients, qu’il ne peut pas dégager de marge pour investir dans la modernisation du bâtiment, que de toutes façons, il n’est pas sûr, vu les conditions économiques et commerciales, qu’il sera encore là l’an prochain et que donc ça ne vaut pas la peine d’investir à long terme, qu’il respecte la loi du Bangladesh, que des sociétés d’audit sont passées et n’ont pas relevé de défauts particuliers, que même s’il y en avait, il n’a pas été prévenu parce qu’il loue les locaux, ou parce que ses cadres et contremaîtres ne l’ont pas alerté, que la police n’agit pas bien pour appliquer ses interdictions, etc.…

Le gouvernement du pays, lui, dira qu’il n’a pas les moyens d’employer un nombre suffisant d’inspecteurs pour contrôler les milliers d’usines, ou que les inspections réalisées n’avaient pas décelé d’infractions ou encore que les mises aux normes exigées n’ont pas été réalisées par le propriétaire…, qu’il ne peut exiger la fermeture de ces usines, sinon ça pénalise ses producteurs et ça met des gens à la rue, qu’il respecte les conventions internationales qu’il a signées mais qu’il n’est pas obligé de respecter celles qu’il n’a pas signées, que les marques et les grands distributeurs internationaux le mettent sous pression car la confection est le moteur de son économie et qu’il ne faut pas compromettre les revenus à l’exportation, etc. Bien sûr, le gouvernement ne précisera pas que la moitié du parlement est composé d’hommes d’affaires du secteur, très influents.

Les Etats d’origine des marques, européens ou américains, ou l’Union Européenne elle-même, diront qu’ils ont peu de prise sur le comportement « éthique » des marques dans leurs activités en dehors de leur territoire et peu de prise directe sur les Etats où les vêtements sont produits, sauf à menacer de leur fermer leur marché, ce qui n’est pas souhaitable pour le développement de ces pays. Ni pour l’approvisionnement à bas prix de nos marchés…

Voilà, résumé en quelques phrases, l’état et le fonctionnement du secteur globalisé et mondial de l’habillement. Dans ce secteur s’est développé un modèle de production, celui de la filière mondialisée, au sein duquel la sous-traitance est généralisée, ce qui à la fois concentre le pouvoir et dilue la responsabilité. D’une activité contrôlée par les producteurs, l’habillement est devenu en un demi-siècle une activité largement dominée par les distributeurs et les marques.

Le règne des marques et des distributeurs

En bref, d’une production de masse relativement proche des marchés de consommation, basée sur des cycles saisonniers stables, et au sein de laquelle les producteurs étaient plutôt les maîtres du cycle et du jeu, on est passé en une quarantaine d’années à un système où les grandes marques, les enseignes de mode, les grands distributeurs et discounters ont pris le pouvoir. Elles maîtrisent tous les débouchés, les marchés de consommation, et fondent leur rentabilité en faisant produire à très bas prix et en imprimant notamment un rythme accéléré d’apparition de nouveaux modèles.

Tout en prenant ainsi le pouvoir, les marques et distributeurs ont progressivement créé une filière. Elles ne produisent rien elles-mêmes, n’ont pas de filiales chargées de la production. Elles passent aujourd’hui commandes à une multiplicité de fournisseurs dans une multiplicité de pays. Les anciens producteurs sont devenus ainsi avant tout des sous-traitants. Bref, les marques et enseignes ont presque complètement externalisé la production. Un processus commun à toutes, avec quelques variations. Certaines ont encore quelques unités de production propres : par exemple, si une marque comme Triumph International garde une forte activité de production comptant pour 67% de ses articles, Levi Strauss & Co. ne dispose plus que de 3 usines de confection et finition situées en Turquie, en Pologne et en Afrique du Sud, tandis que Zara ne produit dans ses propres ateliers que quelque 7% de ses articles. Tous les acteurs actuels de la distribution d’habillement ne sont toutefois pas d’anciens producteurs. Une enseigne majeure comme H&M par exemple, n’a jamais disposé d’usines. Elle se fournit auprès de fabricants avec lesquels elle entretient des relations directes. D’autres entreprises recourent à des agents, des importateurs ou des grossistes. D’autres enfin se fournissent sur les stocks mondiaux.

Les marques et enseignes se livrent une concurrence très vive sur les marchés de consommation, dont celui de l’Union Européenne, principal importateur et second producteur mondial après la Chine, qui se traduit par une variation rapide des modes et une compression maximum des prix. Elles transfèrent ces exigences sur la chaîne de leurs fournisseurs qui est ainsi soumise en permanence à une exigence de flexibilité maximum et à une pression extrêmement forte sur les prix et les coûts, ainsi que sur les délais de livraison. La forte concurrence, les faibles attaches directes qui lient les donneurs d’ordre aux fournisseurs et sous-traitants, créent pour ceux-ci une relative instabilité et imprévisibilité de l’activité, susceptible d’à-coups rapides et, plus fondamentalement, de délocalisations aisées. En conséquence, nombre de fournisseurs n’auront pas tendance à investir dans le long terme pour améliorer les conditions de sécurité de leurs installations par exemple. Ils auront au contraire tendance à mener une politique du type « exploitation minière » vis-à-vis notamment des travailleurs : épuisant la ressource sans chercher à investir dans la durabilité, le développement de compétences ou l’augmentation de la valeur ajoutée produite.

La responsabilité se dilue parce que le pouvoir ultime n’est plus l’employeur. Chaque acteur de la chaîne fait porter la pression sur le suivant. Au final, tout ceci est reporté sur les épaules des quelque 30 millions de travailleurs de l’habillement. Et comme la filière est peu transparente, ces travailleurs éprouvent de grandes difficultés à identifier, au-delà de leur encadrement immédiat, les interlocuteurs utiles, les centres de pouvoir sur lesquels peser, en fait leur employeur réel.

Un prérequis : Exiger la transparence

L’effondrement du Rana Plaza a suscité une prise de conscience mondiale vis-à-vis du délitement des responsabilités dans les filières d’approvisionnement. Il a démontré la nécessité et l’urgence d’agir pour le respect des droits de l’Homme et des travailleurs. « La filière d’approvisionnement » est aujourd’hui à l’agenda d’organisations internationales telles que l’Organisation Internationale du Travail qui y consacre sa conférence annuelle en Juin 2016 ou de l’OCDE qui développe des lignes directrices destinées aux entreprises afin qu’elles mettent en oeuvre des politiques de diligence raisonnable en matière de droits de l’Homme et d’environnement notamment. La Commission Européenne lance le 25 avril 2016, à l’occasion de la commémoration de l’effondrement du Rana Plaza, une initiative-phare pour promouvoir une gestion responsable de la filière d’approvisionnement en vêtements. Plusieurs propositions de lois – en France sur le devoir de vigilance, au Royaume-Uni le Modern Slavery Bill - pourraient être adoptées dans le courant de 2016.

Pour achACT et la Clean Clothes Campaign, savoir quelles marques se fournissent où, dans quels pays, dans quelles conditions, via quels sous-traitants ou sous-traitants de sous traitants, permet de mieux cibler les responsabilités, même si elles sont multiples, et de les graduer.

La transparence de la filière est donc un prérequis pour identifier les responsabilités, par exemple pour instaurer un système de responsabilité économique, de couverture sociale, et des règles d’indemnisation en cas d’accident, qui fassent contribuer tous les acteurs en fonction de leur poids dans la filière. Cette transparence est également nécessaire pour que les travailleurs et les syndicats puissent identifier tous les pouvoirs dans la filière, savoir à qui adresser les revendications de la façon la plus pertinente, négocier avec les bons interlocuteurs sans chaque fois être renvoyés ailleurs. Elle est nécessaire, pour des raisons semblables, pour que les Etats, l’Union Européenne, ou les organisations internationales puissent instaurer une régulation effective et en évaluer l’impact. Enfin, une telle transparence est nécessaire pour offrir aux citoyens et aux consommateurs plus de moyens pour peser et pour choisir.

Ainsi, pour la Clean Clothes Campaign et achACT, l’Union européenne et les Etats-membres peuvent et doivent imposer un minimum de transparence aux entreprises donneuses d’ordre en les obligeant à publier les lieux de production intégrés dans leur filière d’approvisionnement et certaines informations relatives à l’emploi et aux prix.

  • L’Union Européenne et les Etats membres doivent immédiatement permettre l’accès public aux registres de douane afin de relier le fabricant d’un produit situé dans un pays tiers et qui exporte vers l’Union Européenne avec l’entreprise qui importe et commercialise ce même produit au sein du marché unique européen. Les Etats-Unis et le Canada rendent déjà ces données accessibles.
  • L’Union Européenne doit également mettre en place un système d’étiquetage social qui permet de retracer la filière de production et de distribution d’un produit et de fournir des informations sur les composants et la sécurité du produit, sur les lieux de fabrication ainsi que certaines informations relatives à l’emploi et aux prix.
  • L’Union Européenne et les Etats membres doivent imposer aux entreprises de publier régulièrement la liste complète des fournisseurs et sous-traitants intégrés dans leur filière d’approvisionnement .
  • L’Union Européenne et les Etats membres doivent également exiger des entreprises de présenter dans leur rapport non-financier , non seulement les activités qu’elles mènent pour s’acquitter d’une « diligence raisonnable » vis-à-vis du respect des droits humains dans leurs filières d’approvisionnement, mais aussi les impacts concrets de leurs actions sur les personnes concernées et notamment sur les travailleurs des usines impliquées dans leur filière d’approvisionnement.